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Gauche et droite – un complément

07-10-2010

Gauche et droite – un complément

Par Michel Frankland

J’ai écrit pour le Carrefour des opinions quelques articles sur la gauche et la droite. La réflexion sur ce sujet m’apparaît capitale. Loin de constituer un exercice pour philosophe en mal de propos, elle nous éclaire sur des aspects souvent mal compris de notre démocratie.

Je poursuis cette réflexion avec vous. Elle s’étalera sur deux articles. Je traiterai de la gauche et de la droite sous les aspects suivants : le rêve et la réalité, L’argent, le masculin-féminin, la comédie et la tragédie, la perception du temps. Et nous conclurons.

Rappelons brièvement des éléments déjà considérés.  Parménide percevait le monde comme un vaste tout cohérent où chaque élément avait une fonction dans le tout. Platon, un peu plus tard, prolonge dans le même sens. Les êtres humains regardent le feu sur les parois de la caverne et croient à la présence du feu sur la paroi. Mais ce n’est qu’un reflet du feu, lequel se trouve à l’extérieur de la caverne. Les éléments que nous voyons cachent une réalité de niveau supérieure. Voilà bien doublement campée la vision idéaliste propre à la gauche. Elle a le mérite d’intuitionner la noblesse de la perspective humaine et l’interpendance qui nous relie entre nous. Dignité, fraternité, marques indélébiles de la gauche.

Héraclite voit le monde autrement. Il est frappé par le caractère concret de la vie, et sa mouvance continuelle. Παντα ρει, tout coule. Il n’en met pas beaucoup du côté de la philo. Il entend au contraire étudier ce qu’il considère la vraie réalité, celle qui se transforme devant lui. Aristote reprendra dans la même veine. Il insiste sur le concret comme base de toute réflexion. Partons, enseignait Aristote, du plus connu de nous. Une philosophie axée sur les sciences. Je le rappelle, Aristote est le premier ancien connu à avoir eu un jardin zoologique. Il pesait les animaux, notait leur comportement. Comment le réel fonctionne-t-il ? Comment en tirer profit ?  Bref, efficacité, rendement. Les caractéristiques de la droite.

1. Rêve et réalité.  On saisit le lien. Les références de la gauche se situent bien au-delà de l’observable. L’expérience politique ne cesse de nous en fournir des exemples. Les pro‑ grammes de la gauche carburent à l’idéal. Ils définissent le rêve humain. La dignité hu‑ maine requiert ceci ou cela.

Les programmes de la droite visent l’efficacité. Les débats sur le gaz de schiste l’illustrent bien. D’un côté, les tenants du fonctionnement : nous ne sommes pas aux États-Unis, pays de la toute-puissance des lobbies et des compromis hasardeux qui s’ensuivent.  Nos règles sur le forage, beaucoup plus rigoureuses que chez nos voisins du Sud, garantissent notre sécurité. Mais s’opposent farouchement à cette vision des idéalistes qui envisagent des catastrophes graves et variées. La gauche, plus ardente, plus missionnaire parce que plus idéaliste, se rend avec ferveur à chaque assemblée et déchire sa chemise, à défaut d’attraper celle de Monsieur Caillé.

2. L’argent. La France, qui m’apparaît le peuple le plus à gauche des pays industriels, n’a justement jamais été monopolisée par l’argent. Symétriquement, on connaît la devise américaine. Je la formule ici selon l’humour de mon paternel qui la traduisait ainsi : «In God we trust, but all the others pay cash !» Des études sur le Québec ont montré six aspects, ou racines (j’y reviendrai dans un article subséquent) ; les études sur l’Amérique anglo-saxonne témoignent d’un attachement énorme à l’argent. On comprend : argent et efficacité concrète, deux jumeaux. L’argent est le nerf de la guerre, commerciale autant qu’armée. En somme, la gauche sent naturellement une incompatibilité entre l’argent et les valeurs humaines ; la droite y voit un instrument incontournable du succès.

3. Masculin-féminin.  Une étude psychologique a constaté que les épouses ne se conduisent pas comme leur mari lorsqu’elles organisent des jeux pour leurs enfants. Les mamans insistent sur des règles de bonne conduite et de sécurité dans le jeu. Elles encadrent les ébats de leur marmaille (comme Parménide «encadrait» le réel). Les papas agissent d’une manière beaucoup débonnaire. Ils en mettent plus du côté de la créativité du jeu. «Allez, jouez !» Les enfants trouveront bien quelque chose. Laissons-les créer.  Tout coule, croit le papa-Héraclite. Laissons faire les principes, l’instinct vital créera une combinaison gagnante.

4. Comédie-tragédie. La Bruyère exprimait brillamment le fond de ce double concept : «La vie est une tragédie pour celui qui sent, et une comédie pour celui qui pense.» La gauche, que nous avons constaté davantage ancrée dans l’attitude féminine, s’identifie plus naturellement. Les humains souffrent, drame qui mobilise spontanément la gauche. La vie s’avère tragique. La droite opte naturellement pour l’analyse du réel. Cette attitude dégage des émotions. Mon expérience avec des personnes de droite en témoigne on ne peut plus clairement : les gens de droite rient beaucoup, et je dirais avec beaucoup plus d’enthousiasme, que les groupes de gauche. Ces derniers se montrent souvent plus acides, plus ricaneurs – expression plus conforme à l’identification des personnes qui «sentent» dans leurs tripes les tiraillements de la condition humaine. La droite n’est pas aveugle devant les souffrances humaines, mais elle croit que la meilleure solution consiste à se dégager du problème pour en comprendre les conséquences et en trouver les remèdes. Tout part, pour toute personne, d’une identification aux problèmes humains multiples qui affligent la planète. Mais la droite s’en dégage par efficacité. Bref, la comédie est une tragédie avortée.

Voilà pourquoi la gauche est portée vers les jugements moraux, partant plus absolus. Les «Croisés» de la gauche, on l’a constaté souvent, méprisent les «matérialistes» égoïstes de la droite. Ce sont pour eux des « tarlas», expression que j’ai entendue plus d’une fois ; la droite, à part la référence occasionnelle à la «gogauche», s’avère plus clémente. Parce que plus analytique et donc plus nuancée. Elle travaille sur le réel. Elle veut l’exploiter. Que ce soit le gaz de schiste, une industrie ou la création d’une chaîne de repas-minute. On ne pourrait concevoir qu’un peuple artiste comme la France ait créé McDo ou Wal-Mart

5. Le temps.  Avez-vous remarqué comment le ton moyen des émissions américaines est dynamique mais comment il pressure le temps. Il crée une tension, créatrice pour certains, désagréable pour d’autres. Inversement, plusieurs émissions françaises sont nettement plus sereines. Le temps s’y écoule sans heurts. On l’habite alors plus facilement. Il ne nous brusque pas. De même, j’ai récemment visionné un film russe où il y a des pauses : le père s’assoit sur le perron avec son fils. Ils regardent. Il ne se passe rien. Et pourtant, on ne s’y ennuie pas. La gauche considère le temps comme un lieu de ressourcement. Retrouver son âme…Mais pour la droite, on a saisi la filiation : efficacité – argent– temps. Time is money.

L’écrivain et analyste Jacques Godbout a décrit finement la différence entre l’univers actif et dynamique de la droite par opposition avec le caractère plus réfléchi, plus introverti de la gauche. Il comparait un roman américain avec son dernier roman à lui : parus à la même date, le sujet et les circonstances sont exactement les mêmes. Mais, note Godbout, alors que le roman américain nous mène d’une manière haletante d’une péripétie à l’autre, le roman de l’écrivain québécois s’installe dans son sujet et jongle aux données initiales qui fondent son roman..