Montréal

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CINQUIÈME PARTIE

18-05-2022

CINQUIÈME PARTIE

par Michel Frankland

– I vente pas mal, hein!’, lui dis-je, ne sachant trop comment l’aborder.

– I vente pas mal pour pêcher’, rétorqua-t-il avec douceur et humour.

– ‘J’m’en vas aux études demain par la Corvette  Ça fait que j’ai pensé revenir une dernière fois au quai.

– ‘Ah! Les souvenirs’, dit-il lentement. Il quitta sa songerie et me demanda mon nom. Je le lui dis.

– ‘Dans le temps, tu étais à peine né, tu vivais dans le magasin au bout du brise-lames. Nous autres, on était à notre meilleur.’ Mon visage dut exprimer une incompréhension certaine. Il s’expliqua:

-‘Le monde voulaient de la boisson pas chère. Nous autres, on l’achetait à Saint-Pierre et Miquelon, et on la revendait sur la côte, surtout ici. Il faut que tu comprennes, mon jeune, dans ce temps-là, les jobs couraient pas les rues. À moins que tu travailles dans les chantiers, à un salaire de crève-faim et à dormir quatre heures par nuit.

– ‘Mais la police?!…’ Car, pas plus tard que la semaine dernière, le patrouilleur de la GRC s’était pointé au quai, et sa vitesse nous avait ébahis. Jamais un contrebandier n’aurait pu échapper à des flics si bien équipés.

– La police, songea-t-il en souriant. Le bon Dieu t’a donné une tête, c’est pour t’en servir. Il faut que tu comprennes comment ces gars-là pensent. Une fois, on est partis devant leur nez, en plein jour, ils nous ont signalé à toutes leurs patrouilles. Seulement, une fois à St-Pierre, on a peinturé notre barge en bleu, de blanc qu’elle était avant. On a aussi, avec un peu de menuiserie, changé l’apparence de la cabine…

« Une autre fois, ayant appris que les flics les attendaient dans la baie de Sept-Iles, ils avaient caché leur cargaison sur la Grosse Boule, une des sept îles, puis étaient rentrés se faire fouiller au quai, devant tout le monde – car la GRC voulait faire un exemple…

« Une autre fois encore, ils s’étaient patentés un support à caisses de boisson, fabriqué avec des cages à homard, qu’ils avaient installé sous la ligne de flottaison, une partie à tribord, l’autre à bâbord, comme un catamaran sous-marin. Naturellement, il

n’était pas question d’avancer avec cet appareil; alors,

ils pêchèrent jusqu’à ce que les flics se pointent, inspectent, l’air soupçonneux (à quelle manigance ces contrebandiers se livraient-ils, eux qui n’avaient pas plus envie de pêcher qu’un poisson n’a envie de faire de la bicyclette!).

Les autorités policières crurent peut-être à de la provocation – on voulait jouer au martyr encore une fois, crier qu’on pêchait innocemment; on voulait mettre la population de son bord, afin de virer les informateurs de son côté, et, qui sait, opérer un courant de sympathie assez fort pour que les politiciens s’en mêlent et amènent, par pressions subtiles, une surveillance moins constante! Eh bien, on ne tomberait pas dans le piège, on serait même très poli, en leur souhaitant la meilleure des pêches et en déguerpissant sur-le-champ…

« Ils poussèrent même l’astuce à se présenter en plein jour, à vitesse moyenne, en accostant au quai avec quelques morues à vendre – et une cargaison « intéressante » qui ne sortit des cales qu’à la brunante.