Montréal

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DEUXIÈME PARTIE

13-05-2022

DEUXIÈME PARTIE

par Michel Frankland

Le jeune homme hésita. Un reste de respect pour sa mère s’agita au fond de lui, voulut protester. Peine perdue, l’ultimatum vint immédiatement, imparable : ou bien il obéissait, et elle se donnait totalement à lui pour toujours, ou bien il refusait, et elle le rejetait à tout jamais. Elle avait été à dure école, les  erreurs sur les personnes coûtaient cher dans ce milieu sans pardon. Elle le connaissait comme si elle l’avait tricoté.

« Il ouvrit la porte. Sa mère faisait bouillir un petit navet ratatiné. Elle frissonnait sous son gilet troué. Elle blêmit en voyant le visage dur qui la regardait fixement. Était-ce son fils, l’enfant pour lequel elle avait donné toutes ses énergies quotidiennes? Ce visage d’enfer, dont elle serait peut-être séparée éternellement? Une douleur lui traversa le coeur, elle chancela, se laissa tomber sur une chaise.

«Il s’approchait d’elle, elle sentait son souffle aviné. Tout à coup, il la frappa de toutes ses forces à la tempe. Son corps était déjà mort lorsqu’il sortit son couteau pour en scalper le coeur.

« Il courait maintenant vers le repaire des brigands, trébuchant dans la nuit enveloppée de nuages. n s’affala tout d’un coup, le pied encore douloureux d’avoir heurté une souche. Il avait échappé le coeur! C’était devenu pour lui un objet sans prix, seule condition vers ce qu’il croyait la possession de la fille; la pensée que c’était le coeur de sa propre mère n’effleurait même pas son esprit tout entier à la recherche du coeur.

«Il le vit tout à coup, un peu à sa gauche, et se précipita pour le saisir. « Le coeur était tout chaud, il battait. Des larmes en suintaient. « « T’es-tu fait mal, mon enfant? », soupira le coeur. »

Les deux autres approuvaient. De Granpré sourit.

« C’est une histoire touchante, et ta mère la contait sûrement très bien – comme tu nous l’as habilement contée toi-même, » se reprit-il. Il reste que cette histoire date de plusieurs siècles. Elle constitue un des plus beaux contes de la tradition juive de Russie. Elle a d’ ailleurs été rapidement populaire chez tous les groupes ashkénases.

« Je n’ai jamais prétendu que ma mère l’avait inventée », se défendit Jacques Morrissette. « Toi, ajouta-t-il, touché dans sa susceptibilité, tu en as sûrement une meilleure?»

Philippe de Granpré protesta, il ne voulait en rien le blesser. Il n’avait fait que rappeler l’origine du conte. Comme il savait triompher par le charme, ce fils de grande famille, à qui on rappelait périodiquement l’opportunité d’une carrière politique! Le ton conciliant et chaleureux dissipa l’aigreur de Morrissette.

Non, Philippe de Granpré ne prétendait pas à une meilleure histoire.« Simplement, dit-il en se dirigeant vers le bar, j’en connais une d’assez particulière. »

François Morin admirait chez lui l’art de la communication. Les pauses, les inflexions, l’expression des traits portaient à tout coup, naturellement, sans qu’il eût besoin de cours dramatiques ou oratoires.