Montréal

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TROISIÈME PARTIE

15-05-2022

TROISIÈME PARTIE

par Michel Frankland

« L ‘histoire a retenu de la Deuxième Guerre Mondiale un tas de statistiques et de traités. Une foule d’événements hallucinants ont pourtant eu lieu qui méritent notre attention.

« C’était à une trentaine de kilomètres de la côte Ouest du Mali. Un cargo à l’ancre tanguait imperceptiblement sur une mer étale. Le capitaine avait décidé de procéder à cet endroit à la réparation d’une avarie mécanique. On était hors des routes commerciales et les sous-marins allemands ne fréquentaient pas cette zone. Le calme plat, un soleil de plomb exaspéraient les tempéraments. Malgré un certain danger de se faire bouffer par les requins, peu nombreux, il est vrai, dans ce coin de l’Atlantique, le capitaine permit qu’on se baigne dans la mer.

« Quelle soupape! L’équipage trépignait de joie. On se déshabillait sur place et on plongeait joyeusement. Le cuistot se pointa, en sueur, pour s’enquérir de la cause de tout ce glorieux vacarme. Les matelots dans la flotte lui crièrent en choeur de laisser sa soupe fumante pour venir se rafraîchir un peu. Le capitaine se fit un peu prier, mais bientôt, il était à l’eau avec tout le monde.

« Tout à coup, la vérité atroce éclata. IL N’Y AVAIT PLUS PERSONNE A BORD! Abasourdis pendant quelques instants, les marins essayèrent frénétiquement de grimper à bord. Seuls, puis, à travers des commandements nerveux, en essayant de former des trapèzes, des courtes échelles. Lorsque ces solutions se révélèrent vaines, les plus forts s’efforcèrent de grimper à la chaîne de l’ancre. Le plus costaud se rendit jusqu’au bout, mais il se trouvait bloqué par l’étrave qui montait au-dessus de lui selon une courbe parabolique.

 « Certains tentèrent probablement de nager jusqu’à la côte, mais ne réussirent pas. Voilà. » De Granpré se tut, satisfait de l’effet produit.

Les yeux de Jacques Morrissette s’allumèrent un instant. « « Probablement », comme tu dis. Car, par définition, il n’y a pas eu de témoin. Si bien, mon bon Philippe, que tu nous contes une histoire des plus prenantes, mais dont la véracité ne repose que sur des hypothèses. »

De Granpré ignora le ton quelque peu rancunier. Il expliqua qu’un caboteur, dont le capitaine avait constaté à la jumelle le calme insolite entourant ce navire, avait dévié de sa course pour en avoir le coeur net. Les déductions n’avaient pas été difficiles: sur le pont, les vêtements des marins gisaient pêle-mêle, le journal de bord ne portait aucune mention de tragédie; il laissait seulement entendre qu’il serait opportun de trouver une solution à l’effet de la chaleur et de l’inaction sur l’équipage.

« Mon histoire n’est pas plus inventée que la tienne; un professeur nous l’avait lue en classe », dit de Granpré à Morrissette. Cela suffit à extirper les derniers ressacs de ressentiment de l’âme de Jacques Morrissette. Son corps retrouva imperceptiblement une détente entière. Il sourit. La boucle était bouclée, le trio retrouvait la douce euphorie qui les habitait il y avait quelques minutes. On eut dit que le temps s’était arrêté, les longs instants qui s’écoulaient constituaient comme une moisson d’un labeur fructueux de deux jours.