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La mémoire du diable

16-03-2011

La mémoire du diable

Par Max Dorismond


Le court texte, ‘’Hommes, dieux…et barbarie’’, m’avait interpellé dès le premier paragraphe, en raison : des quelques similitudes avec la colonisation en occident, du beau rôle que se donnaient l’exploiteur et ses acolytes de l’époque, de la littérature qui s’en accommoda pour conforter les héritiers et les sceptiques. Après le visionnement du film, «Des hommes et des dieux» de Xavier Beauvois, http://www.youtube.com/watch?v=B8WBJ3X4dhE , l’auteur, Didier Grandsart, s’est interrogé sur la congruence de la réflexion des spectateurs, si réflexion  il y en avait, en regard de la manipulation de leur émotivité par delà le drame.

Selon la synopsis de ce long métrage français paru en septembre 2010, Huit moines chrétiens de Tibéhirine en Algérie, vivant en ‘’harmonie avec leurs frères musulmans’’ dans les montagnes du Maghreb,  ont été enlevés en 1993 et assassinés en 1996 par les extrémistes du Gia1. Un meurtre restera toujours un meurtre de trop. Personne ne peut cautionner la barbarie, quelle que soit l’époque. Par contre, l’auteur du texte, ne se contentant point de sécher ses larmes, a invité les spectateurs à remonter l’envers de l’histoire, jusqu’en 1830, début de la colonisation de l’Algérie par la France, pour essayer de découvrir, au-delà de la beauté émotionnelle de l’oeuvre, les raisons de cette haine persistante qui a contribué à cette déplorable  boucherie.

Bien souvent, le train de la vie roule si vite que nous omettons de nous attarder sur l’origine de l’évènement qu’on dessine sous nos yeux. Tel un fait divers, certains désastres nous passent par-dessus la tête sans trop nous effleurer. Pire encore, parfois un livre parcouru ou une nouvelle à la télé ne nous interpelle outre mesure. C’est l’histoire de l’autre. Or, voilà, c’est bien cette maudite attitude de notre part qui a métamorphosé Didier Grandsart  en psychologue de foule.

A propos du drame de Tibéhirine, ce dernier a peut-être découvert, ce dont les huit victimes, jusqu’à leur mort, ignoraient la nature, soit la raison ou la source de cette folie meurtrière que les descendants des colonisés de l’Algérie ressassaient encore au tréfonds de leur mémoire.

En effet, nul besoin de chercher très loin la relation de cause à effet. Les sévices, les humiliations, les exactions subies sous la férule du spoliateur ne s’oublient pas du jour au lendemain. Dans les replis du subconscient du colonisé, cette atteinte à sa dignité revient souvent, dans ses cauchemars, hanter son existence et celle de ses descendants pour bien longtemps.

Pour l’usurpateur, c’est une toute autre histoire. Après sa forfaiture, la nature a repris ses droits. Alors, remords et doute s’installent dans son esprit. Pour y remédier, il fait table rase de toute logique en falsifiant l’histoire en sa faveur pour se donner bonne conscience et protéger sa mémoire et sa postérité contre les déferlements du tribunal de l’histoire. En guise d’exemple de falsification, voyons plus près de nous la rétrospective de l’histoire des Amériques. Les Indiens étaient définis comme des «mangeurs d’hommes» qu’il fallait exterminer. L’expression, « la soupe au missionnaire » imputée au menu gastronomique des autochtones, n’a pas été colportée autour du monde pour le plaisir de la littérature culinaire, mais pour atténuer l’inhumanité des génocidaires. La tragédie des noirs importés, taxés de bêtes de somme, d’incapables, ….. se passe de commentaire.

Bref, en fin de ligne, l’imposteur écrit, son « roman » à la porte de la légende au son « des sanglots longs / Des violons De l’automne » (Verlaine), avec, au frontispice, son «abnégation», sa «grandeur d’âme», sa «mission civilisatrice», sa «modestie»…etc. Des expressions creuses, des épithètes fallacieuses enrobées de miel, dont  l’écho imprime encore un rictus amer à la face des survivants. Plus tard, Hollywood prend la relève pour nous en extraire un dernier filet de larmes. Puis, la bible sur mesure, laissée en héritage, contribue à boucler la boucle en invitant les malheureux rescapés ou leurs descendants à pardonner, à oublier ces crimes pour le bonheur de l’humanité. Conséquemment, ces froides mystifications, relayées par le temps, ont occulté la réalité, puis l’oubli complète le tableau. Ainsi gavés de compassion, lisant les bons petits ouvrages innocents qu’on nous refile le temps d’une sieste, visionnant les films en bleu et rose que le petit écran nous bombarde à longueur de jour, nous allons au lit sans nous interroger, sans remettre en question le maquillage de l’histoire ou l’histoire elle-même tissée de fil torsadé  avec lequel les cyniques nous entortillent comme un vulgaire saucisson en se payant de notre intelligence. C’est à cette démarche que Didier Grandsart nous invite à prendre part, c’est-à-dire : à transcender notre enthousiasme, à voguer à l’envers de l’écrit. Et ceci, le célèbre rédacteur en chef du New York Times, John Swinton l’avait compris depuis bien longtemps. Le 26 septembre 1880, il sortit de ses gonds quand on lui proposa de porter un toast à la liberté de la Presse2. Il refusa net en évitant d’être le chantre de l’hypocrisie. Sa réplique cinglante qui sidéra l’assistance est restée célèbre. Jusqu’à nos jours, personne n’a jamais osé le contredire.

Ce n’est pas sorcier. Tout autour de nous est marketing, information et désinformation. En dépit de toutes ces circonvolutions intellectuelles, le trou du mensonge n’est jamais tout à fait imperméable. Les relents de l’histoire ont la fâcheuse tendance à refaire surface au moment le plus inattendu. Donc, le falsificateur a intérêt de nous tenir le plus longtemps possible en hibernation virtuelle pour que l’oubli soit totalement consommé. Par conséquent, nous sommes condamnés à interroger le quotidien, si nous ne voulons qu’on nous serve la lune pour du beurre au petit déjeuner.

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