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« Cul-de-sac »

02-03-2015

« Cul-de-sac »

par Serge H. Moïse av.

« Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être ».

Johann Wolfgang Goethe

A l’aube du vingt et unième siècle on se serait attendu à ce que ce mot disparaisse du vocabulaire, devenant ainsi la relique d’un passé révolu. Il semble qu’il n’en est rien, le petit côté prédateur de l’homme fait que malgré vents et marées, en dépit de toutes les conflagrations qu’a connue l’humanité, cette propension à toujours vouloir dominer l’autre, et par tous les moyens imaginables, s’avère indissociable de la nature de l’homo sapiens.

Si dans le temps l’ignorance pouvait être évoquée à titre d’excuse, qu’en est-il aujourd’hui avec les percées fulgurantes des sciences dans tous les champs de compétence?

En tout homme, il y a un animal qui sommeille dit le vieil adage, ce dernier serait sans doute tellement évolué et sophistiqué qu’il n’y a plus moyen aujourd’hui de l’apprivoiser encore moins de le dompter.

Mais laissons ces considérations d’ordre purement philosophique aux véritables nantis du savoir. Ce qui nous préoccupe au premier chef, c’est le triste sort réservé à nos millions de sans-voix, lesquels, depuis la mort de l’empereur, continuent de croupir dans des conditions infra humaines.

Or, sans eux, la France n’aurait pas été une grande métropole dans le temps, sans eux, Haïti n’aurait jamais été la Perle des Antilles, sans eux la première république nègre n’aurait pas vu le jour dans des circonstances aussi glorieuses.

Grâce à eux l’Amérique latine a pu suivre le bon exemple et se débarrasser de ses oppresseurs, grâce à eux, à Savannah la liberté a gagné du terrain chez nos grands voisins du nord, grâce à eux les sœurs et frères de l’Afrique ancestrale ont repris espoir en des lendemains qui chantent, grâce à eux, la geste héroïque de mil huit cent quatre demeure une date charnière qui a marqué l’histoire de l’humanité tout entière. Cette geste grandiose qui a inspiré les leaders politiques tels : Patrice Lumumba, Martin Luther King jr., Nelson Mandela pour ne citer que ceux-là et qui a culminé jusqu’à l’avènement de Barak Obama à la présidence de la république étoilée.

Quelle période terrible que celle où des idiots dirigent des aveugles disait William Shakespeare.

Cependant, au sein de l’alma mater, nos divers présidents de doublure et autres autocrates sanguinaires et obscurantistes, avec la complicité des fossoyeurs de la patrie ont systématiquement barré la route à un Anténor Firmin, un Rosalvo Bobo, un Dumarsais Estimé, plus près de nous à Leslie F. Manigat et hier encore, suivez mon regard ainsi que la rime, à celui qui aurait pu nous sortir du néant.

Les puissances colonisatrices, rancunières et vindicatives, ne font plus usage de leurs canonnières comme autrefois pour assujettir leurs proies faciles et aux sous-sols évidemment riches, elles le font par multinationales interposées pour ne pas heurter l’opinion internationale. Il ne faudrait pas confondre les populations avec leurs dirigeants prédateurs et rapaces.

Deux siècles de gabegie et de corruption ont fait de nous le pays le plus pauvre de l’hémisphère et la république voisine, pour des raisons inavouées, vient de nous infliger une gifle qui entame sérieusement notre dignité, pour ce qui en reste.

Quant à la diaspora, comme ceux de l’intérieur, divisée en une kyrielle de groupuscules, elle s’agite, analyse, pontifie, palabre avec les meilleures intentions du monde mais demeure incapable d’une large concertation autour d’un projet porteur qui ferait la différence.

Si nous étions une nation dans le vrai sens du terme, notre première réaction serait de signifier le mot de Cambronne à nos chers voisins et puis ouvrir bien grand nos bras afin d’accueillir nos compatriotes, lesquels viendraient augmenter notre force de travail pour une Haïti souveraine et prospère.

Hélas, nous ne pouvons même pas y penser, nous n’arrivons pas à nourrir ceux qui sont déjà sur place, la « création d’emplois » n’étant nullement notre priorité. Nos intellos, nos P-H-D « perroquets-hâbleurs-délirants » ne parlent que d’éducation. Éducation certes pour aller travailler en diaspora. Brillant comme perspective de développement durable!

Ils parlent aussi de « tourisme culturel » qui pourrait créer des millions d’emplois, nous assurant d’un développement exponentiel. Comme si c’était un secret, le genre de tourisme qui a toujours eu cours au pays. Le président lui-même, avec beaucoup d’emphase, avait vanté les mérites de nos plages et de nos belles femmes.

Le reboisement ou reforestation, l’irrigation des terres agricoles, des incitatifs au développement de l’entreprenariat, une véritable mutuelle de crédit dans le genre du « FHS », la réforme judiciaire, l’égalité des genres, le droit foncier, l’éthique et la morale, on en parle du bout des lèvres pour épater la galerie et les propagandistes ne s’en tirent pas trop mal.

Ce spectacle horrible auquel nous avons eu droit en début de semaine, montrant un membre de la sécurité rapprochée du président, avec une arrogante lâcheté, malmener un journaliste dans l’exercice de ses fonctions, témoigne d’une mentalité qui n’a pas évolué depuis mil neuf cent quatre vingt-six. C’est simplement honteux et pitoyable.

La politique est l’ensemble des procédés par lesquels des hommes sans prévoyance mènent des hommes sans mémoire nous dit Jean Mistler avec son humour caustique.

Nous avons eu l’affaire Luders, l’extorsion dite « paiement de la dette de l’indépendance », l’affaire de l’amiral Rubal Cava, l’affaire du commandant Batsh, l’occupation en 1915, les vêpres dominicaines, l’affaire Thalamas et, serait-ce la dernière goutte, ce fameux arrêt « TC/0168/13 » en date du 25 septembre 2013, de la plus haute instance judiciaire de la république voisine.

De plus, ne faisons-nous pas en catimini et depuis toujours, ce que la république voisine tente de faire avec une apparence de légalité?

Selon une enquête réalisée par l’Amicale des Juristes, trente pour cent de nos compatriotes sont privés d’actes de naissance, soixante-dix pour cent d’entre eux en chômage permanent, sans oublier ce taux d’analphabétisme unique dans la région, ces tristes clivages entre citadins et ruraux, créoles et bossales, riches et pauvres. Ce mépris de nos élites vis-à-vis les classes moyennes et la grande masse s’apparente ni plus ni moins à une forme d’apartheid. Ce qui doit être combattu avec la dernière rigueur à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières.

De grâce, souvenons-nous de cette mise en garde d’Albert Einstein : « Le monde est dangereux à vivre, non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et qui laissent faire »

Deux siècles de laxisme avons-nous dit, deux siècles de légèreté dans la gestion de la res publica, deux siècles de luttes mesquines et fratricides nous ont conduits dans ce cul-de-sac.

Pas question de boire le calice jusqu’à la lie. Il est plus que temps de nous ressaisir avant d’atteindre le point de non retour.