Montréal

Nouvelles

Le temps dans les langues 3

18-07-2014

Le temps dans les langues  3

   Par Michel Frankland                 

Nous continuons ici l’approfondissement du temps dans les langues.

Le dicton anglais prend la réalité par l’autre bout du cheminement que celui  de Boileau : «The proof is in the pudding.» Soit : «Arrange ça comme tu veux, si ça marche bien, c’est que, sans nécessairement te le dire méthodiquement, tu as saisis intuitivement la manière de réussir.» De même, cette réflexion typiquement anglo : «Nothing succeeds like success !» Le postulat de cette conception du temps réside dans la supériorité de l’intuition sur la raison. Par contre-distinction avec  Boileau, ce que l’intuition saisit n’a pas nécessairement à être clairement exprimé. Bref, pour la conception du déroulement du temps, la pensée chemine en conjonction  entre  l’abstraction et les méandres mystérieux du réel comme elle chemine entre le présent et le futur. Si bien que l’abondance du langage nous coupe facilement du continuum abstrait-concret. D’o ù  le proverbe anglais que j’affectionnais particulièrement  dans la prestation de cours en communication orale : «STAND UP ! SPEAK UP ! SHUT UP !»

Les anglo, typiquement les Ontariens, se sont bâti des terres carrées. Ils habitent au centre. Les paysans québécois, qui en mettent  davantage du côté de la communication verbale, se sont construit des maisons rapprochées avec des terres s’étendant sur la longueur derrière leur maison. Jacques Godbout, l’écrivain québécois bien connu, a décrit dans Les têtes à Papineau, cette même dichotomie. Les deux jumeaux, un avec un cerveau anglo ; l’autre, franco. Et c’est l’anglo l’intuitif et le franco  cérébral.

J’ai constaté en ce sens une différence marquée entre les fins de rencontres dans les deux groupes.  Chez les francophones, les conversations s’éternisent sur le perron. Le postulat, toujours le même, conclut que, ultimement, TOUT DOIT ÊTRE DIT. Ce que ces conversations qui n’en finissent plus impliquent est un sentiment d’affection qui, demeurant plus considérable que ce qu’on en peut exprimer, doit être prolongé par un surcroît de précisions.  L’anglophone conclut en sens inverse : «Je ne veux pas diluer au niveau des mots une affection si réelle pour vous qu’elle commande que je me taise. Bonsoir !» Cette attitude est encore plus marquée chez les Américains. Il y a là une pudeur qui confine quelquefois à de la mélancolie secrète. Jacques  godbout, justement, percevait chez les gens de Toronto cette pudeur verbale d’une âme qui, très secrètement, le soir, au plus profond de son être, se sent mélancolique.

Mais ce mariage intime de l’abstrait et des décharges ombrées  du concret entraine deux autres conséquences,  dont l’une est négative et l’autre assez particulière.

Le versant négatif de cette conception du temps verse quelquefois dans la confusion. Ainsi, l’expression «One way», pour indiquer une rue à sens unique constitue – on me pardonnera le jeu de mot facile – un non-sens.  En effet, toute rue, à sens unique ou pas, est une voie une, unique.  De même, une vieille tante anglaise m’informait d’un accident dans un train. Un homme était à la fenêtre ouverte, entre deux wagons, à contempler les vaches dans le champ. Une âme bien intentionnée, près de lui, vit un train qui s’approchait en sens contraire. Elle lui cria «Look out !» ce qu’il fit, pour un accident majeur à son cerveau. Celui-ci s’était frotté le dessus de la tête sur le train en sens inverse. On peut penser que l’accidenté n’était un anglo de souche. Il demeure que l’expression était pour le moins ambigüe. Faire attention qui se traduit littéralement par «Regarde dehors !»…

Certains considèrent que la langue anglaise, parce qu’elle se défie de la raison pure, «glisse» quelquefois sur les mots. Ainsi, un brillant auteur de bouquins de bridge, Mike Lawrence, a écrit un livre apprécié intitulé False Cards. Il traite des cartes déceptives.  Les cartes ne sont pas fausses !  Ce sont de vraies cartes. Les excellents bridgeurs ont compris depuis longtemps qu’il s’avère opportun de joueur dans la tête de ses adversaires. Si bien que si je peux jouer une carte que je ne devrais pas normalement produire, il pourrait facilement en tirer une piètre ligne de jeu.

Cette «glissade» sur la langue m’apparaît originer justement de la méfiance de la raison pure.  C’est comme si le locuteur anglais utilisait quelquefois la langue, surtout dans certaines réalités complexes,  comme un instrument qui traduit un contexte. «Comprends ce que je te dis. Nous savons bien tous les deux que la carte n’est pas fausse. Mais je te lance dans la direction de la tromperie de l’adversaire. Contextuellement, cette carte doit être fausse-pour-l’adversaire.  Bref, c’est comme si la langue anglaise postulait que certaines réalités plus touffues portent une utilisation «à côté du langage». Celui-ci apparaît trop pauvre pour véhiculer la complexité de certaines choses de la vie.

Un défaut cependant guette la pensée anglo. Elle peut s’impliquer tellement dans le continuum abstrait-concret qu’elle en effectue une translation dans un doublé voisin, celui de «objectivité-sentiment».  Il en résulte malheureusement  un excès langagier qui confine quelquefois au ton hystérique. Il y a quelques mois, j’avais, à l’occasion d’un autre sujet dans Le Carrefour  des opinions, touché à ce point précis. J’écrivais sur la commercialisation des sentiments. La comparaison ici se rapportait aux deux extrêmes : la pensée française et le mens américain :

 La commercialisation des sentiments à la télé m’apparaît spécifiquement américaine. J’ai visionné des reportages français sur la brousse africaine. Le ton est calme, attentif. Nous sommes, avec l’animateur, en train d’en apprendre sur les relations complexes d’une famille de lions. L’attitude, ici,  en est une de respect naturel du monde qui nous entoure. Même que le ton, quelquefois, rejoint un niveau d’authentique et sobre poésie.

Évidemment, toute comparaison est imparfaite. J’ai voulu ici dégager des tendances majoritaires, des lignes de force.

Nous nous retrouverons au prochain article à sonder un niveau beaucoup plus … éternel  du temps … Vous verrez bien !…

Ciao !