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L’éducation et la religion sont-elles.. (2)

23-04-2014

 L’éducation et la religion sont-elles les causes primordiales de l’échec socioculturel haïtien ?  (2)

Teddy Thomas

Le vrai tort de la langue française, chez nous, semble découler de son utilisation comme outil de différenciation sociale, d’oppression, d’intimidation et d’exclusion aux mains d’une couche minoritaire qui a longtemps instauré, sans le dire, et maintenu de fait un apartheid linguistique en Haïti. Le remède consisterait, selon moi, à commencer par démystifier cette langue et en faire ce qu’elle doit être, à savoir un instrument de communication qui sert à faciliter les rapports entre les personnes, plutôt qu’à les compliquer. Dans de nombreux pays autrefois colonisés, en Afrique, en Asie et ailleurs, le français a existé en partage avec plusieurs autres langues. En Haïti, avec la coexistence de seulement deux langues, le clivage social a été plus facilement instauré et préservé entre ceux qui parlaient plutôt bien la langue de l’ancien maître, d’un côté, et, de l’autre côté, le reste de la population. Le français a été longtemps l’un des principaux moyens par lesquels une classe aisée minoritaire est arrivée à s’imposer comme supérieure, donc plus apte à combler la place laissée par les colons, et par voie de conséquence à justifier sa suprématie au point d’inculquer et d’entretenir un certain complexe d’incapacité chez les victimes de cette forme de discrimination. Les enfants qui entendaient et parlaient chez eux le français, langue prioritairement employée dans l’enseignement, jouissaient d’un avantage comparatif qui leur permettait de comprendre les cours et de s’exprimer plus facilement ; malgré tout, des enfants des catégories moins aisées, majoritairement créolophones, fournissaient parfois l’effort nécessaire pour soutenir le rythme et même se maintenir à la tête de leur classe, sans la certitude d’un avenir garanti, comme c’était normalement le cas pour leurs condisciples mieux lotis.

 

Dans les tribunaux, il n’était pas rare qu’une personne ne comprenant pas le français entende un avocat plaider sa cause sans pouvoir le comprendre. Des titres de propriété ou des contrats de vente étaient signés sans que l’intéressé n’ait pu personnellement prendre connaissance du contenu. Un cas de figure connu est celui du paysan dépossédé et chassé de ses terres au moyen d’un papier qu’il n’a pas pu lire. Chez nous, le français a été longtemps la seule langue du droit, alors que nul n’est censé ignorer la loi et que la majorité de la population était tenue dans la totale obscurité. Dans quelle mesure tout cela a-t-il changé ? Peut-être un peu, mais certes pas assez. Aux États-Unis, par exemple, la loi exige de certaines institutions que des dispositions adéquates soient prises pour l’intégration des élèves ne parlant pas la langue du pays ; et un jugement rendu sans que l’intéressé n’ait pu suivre les échanges peut être déclaré nul, pour vice de procédure.

 

Les anciennes élites, tout en exigeant la pratique du français au sein de leur famille, faisaient ce qu’elles pouvaient pour la décourager dans les classes moyennes et défavorisées, en s’empressant de tourner en dérision et de censurer sévèrement le français parlé ou écrit par ces « autres ». Tout en reconnaissant le talent exceptionnel d’hommes et femmes qualifiés de « noirs mais intelligents » et dont les noms s’imposaient, les élites francophones avaient pour habitude de guetter la moindre faute chez ceux qui, selon eux, n’étaient pas nés pour parler le français ou le faisaient avec la « bouch su » ; il s’agit ici de l’attention excessive portée à la prononciation des voyelles e, è, i, u et de la consonne r, jusqu’à en faire presque une question de disposition génétique. Ce tabou avait souvent comme effet d’inhiber la victime, au point qu’elle n’osait réagir à ce qui était parfois un passe-droit ou une insulte à sa personne. L’ascendant social était ainsi renforcé, contribuant par voie de conséquence à l’acceptation d’une distribution des rôles et des emplois semblable à la discrimination parfois rencontrée dans les pays à majorité blanche. Toutefois, par un revers de l’histoire, des membres des classes démunies ou moins favorisées ont été forcés de quitter le pays pour vivre et faire leurs études ailleurs, et rentrer plus tard avec un français correct et plus moderne. Au contact de l’étranger en France, en Afique, dans les Antilles et ailleurs, l’Haïtien autrefois bâillonné dans son propre pays, a, dans de nombreux cas, réalisé un bond intellectuel, professionnel et économique qui ne lui aurait pas été possible à cette époque en Haïti.

 

À l’heure de l’informatique et de l’internet, du dialogue et de la coopération au niveau des peuples, le choix ne saurait être de réduire les capacités linguistiques d’une population, au lieu de les accroître ; ceux qui ne peuvent se payer des voyages ont enfin une chance de s’informer sur le monde et même de le voir sans se déplacer, à travers leurs recherches en différentes langues sur leurs ordinateurs. La langue étant un trait d’union non seulement pour la communication, mais aussi pour l’épanouissement personnel, on ne peut s’empêcher de reconnaître que la connaissance de plusieurs langues ne peut que servir à l’avancement des individus et des collectivités. Le nombre de locuteurs du français est maintenant en croissance dans le pays. Cela devrait être encouragé et renforcé, en même temps que le créole écrit devrait être uniformisé, ce qui passera par un travail systématique de traduction de tous les documents officiels, commerciaux et scolaires jusqu’à ce que le créole tienne la place qui lui revient, y compris dans l’enseignement universitaire.

 

Les relations internationales se resserrent de plus en plus, et Haïti compte parmi les soixante-dix-sept États et gouvernements membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, qui pourrait bientôt être dirigée par une personnalité haïtienne. Haïti fait aussi partie d’autres instances régionales francophones. Le français est en quelque sorte une passerelle diplomatique qui nous relie à d’autres nations. Et du fait que nous sommes le pays comptant le plus grand nombre de locuteurs du créole, le créole haïtien peut un jour s’imposer comme langue de référence dans les rapports avec les populations créolophones des Antilles, et jusqu’à la République des Seychelles dans le voisinage de Madagascar, à l’est du continent africain. Notre avenir linguistique, économique et politique peut donc connaître de beaux jours, grâce à la promotion du créole et du français en Haïti.

 

Pour retrouver la voie tracée par nos aïeux, bien au-delà des avancées matérielles et intellectuelles rendues possibles par la technologie et l’esprit de coopération du monde moderne, notre peuple, si longtemps trompé, humilié, traumatisé, devra prendre le temps de faire le travail nécessaire pour se recentrer psychiquement sur lui-même. Ce sera le moyen de retrouver l’esprit dynamique de nos ancêtres, qui ont osé agir et remettre en question les valeurs rétrogrades de leur temps. Ce sera pour nous le moyen d’assurer notre avenir malgré la précarité relative de nos moyens économiques. Plutôt que de rester une nation assistée, nous contribuerons alors, une fois de plus et à notre manière, à l’avancement de l’humanité.

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