LA FORTERESSE FONCTIONNAIRE
Par Michel Frankland
(ou : Big Brother is watching you, but no one is watching Big Brother)
Vous êtes avocat, chauffeur de taxi, professeur, ingénieur, vendeur de souliers, comptable, menuisier, secrétaire. Qu’ont en commun ces métiers ? Ils sont de par leur nature imputables. Le menuisier produit une armoire dont la porte ferme mal. Il aura des retours du client ou de son patron. Un avocat se présente en cour sans la préparation voulue. Il sera semoncé, par son client ou même, comme cela s’est vu, par le juge. Mais deux catégories de fonctions échappent à cette salutaire rétroaction : les curés et les fonctionnaires.
Le curé fait un sermon terne. Les paroissiens seront trop polis, ou trop attendris par la rareté des prêtres, pour lui signaler ses carences oratoires. Jean-Paul Desbiens, le fameux «Frère Untel», écrivait : «Je suis anticlérical 15 minutes par semaine, le temps du sermon.»
Il en va de même de la fonction publique. Ce qui frappe, comme une auto qui dérape sur vous, c’est l’écart dangereux entre la puissance considérable du fonctionnariat et sa non-imputabilité. Car le bon sens nous dit qu’il devrait y avoir une corrélation entre l’importance d’une fonction et l’opportunité de vérifier son agir. Ainsi, on critiquera bien davantage un premier ministre ou un maire d’une grande ville pour leurs erreurs qu’on ne le fera pour un balayeur. Or, les fonctionnaires sont pratiquement investis d’une emprise aussi diffuse que démesurée sur la chose publique. En voici quelques exemples. Et je vous assure tout de suite qu’à chaque fois que j’ai abordé ce sujet, on m’a tout de suite fourni des cas aussi désagréables les uns que les autres. J’ai souvent eu l’impression que je décapais un volcan. On en a long à dire sur les menées des fonctionnaires.
J’ai été agent officiel lors des deux dernières élections fédérales. À la fin du second mandat, j’ai envoyé à Élections Canada une lettre, dûment co-signée par mon président de comté, pour leur dire que je renonçais pour toujours à cette fonction. Réglé… Pensez-vous ! Je reçois le 10 septembre une lettre en tant qu’agent officiel du comté pour mon parti. Je téléphone à Élections Canada : je ne suis plus agent officiel. Mais non, c’est moi qui ne comprends pas. Agent officiel un jour, agent officiel toujours, jusqu’à ce que le comté se nomme un nouvel agent officiel. Je sais bien que mon directeur de campagne a trouvé un autre agent officiel. Mais je ne le lui dis pas et persiste : j’ai signé une lettre envoyée par courrier recommandé… Mais la voix à l’autre bout du fil (ou au bout d’une lointaine galaxie) continue. «Je n’ai pas votre dossier devant moi, mais vous êtes agent officiel…» Je l’interromps. Mon ton de voix et mes propos témoignent d’une colère que j’estime celle de l’honnête citoyen qui se bute à une personne-forteresse aux murs de 10 mètres d’épais. Je lui parle des pires exactions de l’époque stalinienne, de Big Brother. Le commentaire revient : «Vous êtes agent officiel» Mais ma lettre (terme sacristain omis par pudeur pour le lecteur) ! «Je ne la trouve pas. Vous êtes agent officiel.» Je suis furieux, non que je serai agent officiel – puisque l’autre est déjà nommé – mais parce que je touche à cette mainmise tenace du fonctionnariat.
Ni les juges ni les policiers ni les politiciens n’ont en réalité autant de pouvoir. Ils sont régis par un code assez contraignant ; les fonctionnaires sont pratiquement à la fois la source des directives qui nous parviennent et contrôlés par un code dont on ne connaît pas la teneur. Surtout, qui ira appliquer de près ce code ? Car les politiciens passent ; les fonctionnaires restent. Les fonctionnaires constituent la véritable autorité pratique d’un pays. Tous le savent, et les politiciens encore plus. Ils ne veulent pas se mettre en butte aux personnes qui pourraient «perdre» des documents, les imprimer mal ou en retard, ou provoquer, d’une manière feutrée, une foule de désagréments.
Un ami et sa conjointe poursuivent le gouvernement pour des raisons fiscales. Leur avocat obtient une ultime rencontre avec deux fonctionnaires de haut niveau, tous les deux avocats ou notaires . Ils donnent raison à cet ami. La somme rondelette que leur doit l’impôt leur sera versée dans environ deux mois. Mais voyons ! Vous savez bien que tout n’est pas si simple. Les deux avocats ont entre temps pris leur retraite. C’était un des derniers gros cas qu’ils réglaient. Si bien que le dossier est repris par d’autres… qui ne sont plus du tout d’accord. Mon ami et sa conjointe sont désemparés. Leur avocat, expert dans ces dossiers, leur explique : ce sont vraisemblablement de jeunes loups dont le plan de carrière passe par l’impression favorable sur leur patron. Il faut montrer qu’on prend à cœur les intérêts du gouvernement. Ce ne sont pas de simples citoyens qui vont venir empiéter si facilement sur de pareilles sommes. Et la fonction publique peut attendre une éternité. Le procès, s’il a lieu, sera indéfiniment remis et coûtera les yeux de la tête à mon ami ; les jeunes loups ne sortiront pas un rond de leur poche. D’ailleurs, ils ne peuvent se permettre de perdre ce procès. Ils attendront s’il le faut le décès de deux plaignants. Ils savent bien de toute façon que le client, dans deux ou trois ans, sera près à tous les compromis et se contentera d’une part réduite de ce qui lui est dû. Ils savent, en somme, leur victoire certaine. Ils ont le gros bout du bâton. Le seul bâton, dans les faits.
Mais l’ombudsman ! Car j’ai entendu parler d’un cas que l’ombudsman avait réglé contre l’abus fonctionnaire. Mon ami a posé la même question à son avocat. Celui-ci répond que ce n’est pas si simple que ça. Qu’ils peuvent entraîner l’ombudsman dans des recherches si complexes, si longues… Car leur prestige est en jeu.  L’ami téléphone à une émission bien connue d’affaires publiques qui prend fait et cause pour les simples citoyens. «Ah! Le gouvernement… C’est délicat…» On peut poursuivre une compagnie d’assurance ou un contracteur, mais le gouvernement, vraiment une trop grosse pointure…
Un exemple vécu s’inscrit dans cette foulée. Au collège où j’enseignais, j’avais, pendant environ 25 ans, pris 100,000 $ d’assurance collective. J’apprends, un an après la retraite, que j’avais droit de déduire ce montant de l’impôt. Mais le collège vient de détruire ces documents ! J’appelle donc la compagnie qui nous assurait. On a conservé quelques années du dossier. Je les envoie à l’impôt. Ce sera au moins ça de pris. L’impôt me répond qu’ils prennent acte. La lettre contient une formule positive, mais pas explicite. J’attends quelques semaines. Pas de réponse. J’en parle à une personne fort compétente dans les questions d’impôt. La réaction est immédiate : «Touche pas à ça !» Parce qu’ils peuvent aussi bien venir m’écoeurer. Mais je proteste. Ma vie fiscale est limpide. Je déclare tout, je n’ai pas l’ombre d’une déviation. «Ça ne fait rien, poursuit la sommité. Sois prudent.»
J’ai une autre anecdote, de caractère quelque peu comique. Mon enveloppe d’impôt est pleine à craquer. J’ai des visions de documents d’impôt perdus à tout vent. Je mets une dose rassurante de ruban gommé. Puis, de fil en aiguille, je décide, par sécurité, d’aller livrer l’enveloppe moi-même. Deux semaines plus tard, je reçois une seule feuille de mon rapport… ?! La seule interprétation possible : ils ont reçu mon rapport et ne sont pas contents. Je conclus que c’est peut-être l’emballage trop soutenu. Je recopie donc mon rapport et vais le porter, mais sans ruban. En entrant, je croise une dame, et je ne sais pas par quel instinct, je lui demande si elle travaille à l’impôt. Elle répond par l’affirmative. Je lui explique brièvement. «Se peut-il qu’ils soient susceptibles ? – «OUI MONSIEUR !!»
Une autre de mes connaissances me narre ses démêlés avec les douaniers à la frontière. Sa conclusion : ils sont aussi bêtes dans un pays que dans l’autre. Voilà un couple sans histoire. Ils tombent malheureusement sur un douanier désagréable à une heure de faible trafic. Celui-ci a tout son temps. Il peut faire rouler à sa guise les muscles de son appétit de pouvoir. Il a plaisir à les déstabiliser. Ont-ils leur passeport ou leur visa ? Oui. Mais ce n’est pas suffisant. Ont-ils leur acte de naissance ? Comment ça, un acte de naissance ! On s’en va passer une couple de jours aux États ! C’est pas sorcier. Le douanier rappelle que depuis les deux tours… Même traitement à l’autre frontière. «Ma femme, j’avais peur pour elle. Je pensais qu’elle était pour faire une crise d’apoplexie.» Une demi-heure à un poste frontière. Une demi-heure à l’autre. Complètement vidés, ils décident de faire demi-tour et de revenir au Canada.
Dans les deux cas, le fonctionnaire a exercé son pouvoir. L’image qu’il se renverra de lui-même en se couchant le fera sourire d’aise. Les petits caporaux SS d’Auschwitz ne pensaient pas autrement. Eux, des nuls enfin gorgés d’autorité ! Et puis, avantage que n’ont pas tout à fait nos douaniers, tout leur était permis!
Que se dégage-t-il de ces témoignages ? Non seulement le fonctionnaire détient-il une autorité excessive, mais également une motivation suinte de plusieurs actes de la fonction publique. Un certain nombre d’entre eux, en effet, semblent bien avoir choisi cet emploi à cause justement de la compensation d’autorité, voire dans certains cas, de sadisme, qu’elle procure à la vacuité de leur petite vie. Les péripéties syndicales nous ont à l’occasion révélé des petits boss syndicaux qui, ouvriers médiocres, ont saisi la compensation du pouvoir syndical. Ce sont eux qui ont mené leurs commettants à des grèves particulièrement irresponsables.
Il y a cependant un autre aspect à cette question. Je postule que la plupart des fonctionnaires sont de bons bougres comme vous et moi. Seulement, comme le veut le proverbe, «L’occasion crée le larron». Henry Kissinger, dans ses mémoires, observe que peu de gens sont vraiment méchants. Il n’y a pas tant que ça de Staline, de Hitler et autres Pol Pot. Ce sont les structures déficientes qui surtout créent les abus. Vous êtes fonctionnaire. Vos motivations pour adhérer à cet emploi sont honnêtes et saines. Vous percevez en vous le goût de gérer, d’ordonner, d’organiser. Vous avez toujours, depuis votre école primaire, vécu cette aptitude à une gestion efficace. Mais vous êtes de chair et d’os. Et d’émotions. Comme tout le monde. Vous avez beaucoup de pouvoir. Et vous êtes entouré de gens qui se font critiquer un peu partout. Et qui, comme les fonctionnaires sont plutôt malmenés par «le peuple», justifie son prestige en usant de son autorité. Après la prestation d’un cours de bridge, je vais prendre un café avec une de mes élèves. Elle est notaire, fonctionnaire à je ne sais plus quel ministère. Je lui pose des questions sur l’Ordre du  Temple Solaire, dont l’épisode tragique et morbide survenu en 1993 dans les Laurentides était de tous les commentaires. Comment se fait-il qu’un groupe présumément intelligent et sensé s’embarque dans cette lubie ? Sa réponse rappelle le peu d’estime que le public manifeste aux fonctionnaires. «Comme on se sait peu aimés, on tombe dans les bras des orateurs éloquents qui vantent nos grands mérites et nos valeurs méconnues.»
Il se crée ainsi un langage particulier, phénomène d’ailleurs propre à tout groupe spécifique. Chez les fonctionnaires, le langage revêt une signification marquée. Il se trouve à la racine même de la fonction. Les fonctionnaires créent une foule de directives, les reçoivent, les numérotent, les expliquent, les discutent, les nuancent, les reprennent, etc. Toute leur vie professionnelle tourne autour de textes qui imposent un ordre (lequel, par essence, est directif, justement).
D’où un langage tout à fait compliqué, rendant plus inévitable le recours à leur autorité et justifiant leur fonction. Deux anecdotes. Une jeune femme que je connais, gagnant par ailleurs fort honorablement sa vie, a l’idée, comme possible palier à venir, dans son plan de carrière, de devenir fonctionnaire. Elle se pointe donc à l’entrevue et aux tests prescrits. Elle sort de là dégoûtée. Elle me confie «Je serais malheureuse dans cet univers-là ! Tu n’as pas idée comme leur langage est archi-compliqué !» Mon expérience avec la fonction publique a été spécifiquement mes deux termes d’agent officiel. Je me suis ouvert là -dessus à une sommité dans le domaine fiscal et dans la comptabilité électorale : «Je trouve qu’ils pourraient simplifier considérablement les rapports qu’ils exigent des agents officiels. Tu ne trouves pas ?» Sa réponse sortit comme un cri d’exaspération : «MAIS OUI !!» Molière, tant dans Les Précieuses ridicules que dans Les femmes savantes, s’est moqué de cette envie du pouvoir par l’embrouillamini linguistique. Plus près de nous, Johnny Carson, dans son célèbre Tonight Show, avait présenté un tableau avec des notions simples, exprimées clairement par le peuple. Dans la deuxième rangée, il produisait l’équivalent chez le cadre intermédiaire ; finalement, le haut du tableau portait la même signification, mais de la part d’un président d’entreprise. Le troisième niveau provoqua un bon gros rire populaire. Le bon sens est une vertu.
Un souvenir. Je fais part à une fonctionnaire que les directives de son ministère sont inutilement compliquées. Elle me rétorque que c’est complexe. «Non, madame, c’est compliqué.» Elle me dit que ce sont des synonymes. Je lui réponds que complexe est à compliqué ce que le Boeing est au tas de spaghetti. Elle n’a pas apprécié.
Je vois une dérive dans cette problématique. Au départ, l’idée du fonctionnariat est tout à fait saine autant que nécessaire. Il faut un groupe de scribes pour véhiculer d’une manière concrète et administrativement compatible les lois votées par le parlement. Les fonctionnaires sont donc le prolongement administratif du gouvernement.
Mais la dérive constitue une constante du courant de la vie. Une des données les plus lumineuses du Club de Rome consistait dans le fait que la vie et le temps transforment tout, y compris les systèmes les plus prometteurs. Dans le champ du meilleur blé, l’ivraie finit par apparaître. Ainsi, il s’avère opportun, concluait le Club de Rome, de tout vérifier périodiquement, jusqu’aux postulats. René Lévesque proposait, dans un même sens, que les partis devraient se dissoudre après vingt ans. Un exemple plus personnel. Je suis actuellement en train de rédiger un bouquin sur les Pères de l’Église. Je suis rendu à Hilaire de Poitiers. (315-367). Hilaire combat une hérésie qui a presque triomphé au Concile de Nicée. Il s’agit de l’arianisme. Arius part d’une intention noble et belle, celle de sauvegarder au sein de la Trinité les prérogatives du Père. Il s’appuie sur le principe de l’unité sur lequel a épilogué Aristote. Mais bientôt, il dérive. Le Père devient tellement important que les deux autres personnes de la Trinité se voient diminuées au rang de créatures. En somme, les intentions les plus nobles, si on ne les resitue pas périodiquement, dérivent de leur vocation initiale. Elles deviennent avec le temps dysfonctionnelles, voire gravement déficientes. Il en va ainsi de la fonction publique.
Bref, les fonctionnaires, répétons-le, sont pour la plupart vraisemblablement des personnes compétentes et honnêtes. Il se trouve cependant deux problèmes dans la fonction publique. D’une part, elle sert dans certains cas de refuge pour quelques vies vides à l’affût du pouvoir ; surtout, la fonction publique, à la fois par le fait d’être monopolisée par la nuance administrative des directives et le fait de se sentir mal aimée, se compense par une hyperanalyse où même l’ancienne scholastique, qui coupait les cheveux en quatre, s’y retrouverait difficilement.