LES OIES SAUVAGES
Par Jean – Paul kozminski
Mi-mars. Mon oreille, d’abord incrédule, par une de ces magnifiques autoroutes neurologiques, fit tressaillir mon cœur.
Les oies… les yeux vers le ciel je les vis. C’est pas vrai! Bon Dieu que vous êtes belles! Bienvenue! Bon retour! Heureux de vous revoir! Comme tartarin à Tarascon, J’avais envie de jeter mon couvre-chef vers ces plumes argentées et vibrantes.
Puis dans cette paix de l’âme et de cette communion ailée, je pensai à Monseigneur Félix-Antoine Savard. Sûr qu’il aurait été surpris mais tellement heureux de vous voir arriver si tôt. Lui qui ne vous attendait qu’en Avril.
J’ai toujours souvenance de ce texte, tiré de L’ABATIS.(Chez Fides, collection du Nénuphar, page 29).
Texte que je vous transmets. Texte qui, par la puissance des mots, nous rapproche… à tire d’ailes.
« Il y aurait un beau poème à faire sur ces ailes transcontinentales, sur ce vol ponctuel et rectiligne, sur ce règlement de voyage, sur cette fidélité aux roseaux originels.
À réfléchir aussi sur cette ténacité d’amour qui anime le dur travail des plumes et darde contre vents et brouillards ce front d’oiseau têtu, obstiné, invincible, sur cette chair raidie, imperturbable, qui vole, c’est-à -dire l’emporte sur sa propre pesanteur et se meut avec l’agilité du désir, enfin, sur cette orientation lucide, infaillible, à travers les remous de l’inextricable nuit.
Elles nous arrivent le printemps, la nuit, sur le vent du Sud, par les hautes routes de l’air.
Par les hautes routes de l’air, par ce grand large aérien d’où, sans autre condescendance que pour l’escale traditionnelle dans quelque prairie marine, sans autre but qu’un nid dans les roseaux de la toundra, superbes, elles dédaignent d’instinct, les villes, les champs, les eaux, les bois, et toute nature et toute humanité et tout ce qui n’entre pas dans leur dessein d’amour.
Elles s’avancent par volées angulaires, liées ensemble à l’oie capitale par un fil invisible. Inlassablement, elles entretiennent cette géométrie mystérieuse, toutes indépendantes, chacune tendue droit vers sa propre fin, mais, en même temps, toutes unies, toutes obliques, sans cesse ramenées, par leur instinct social, vers cette fine pointe qui signifie : orientation, solidarité, pénétration unanime dans le dur de l’air et les risques du voyage.
C’est une démocratie qu’il nous serait utile d’étudier pour le droit et ferme vouloir collectif, pour l’obéissance allègre à la discipline de l’alignement, pour cette vertu de l’oie-capitaine, qui, son gouvernement épuisé, cède à une autre, reprend tout simplement la file, sans autre préoccupation que sa propre eurythmie, sans autre récompense que le chant de ses ailes derrière d’autres ailes et la victoire de l’espace parcouru.
Alors, après des jours et des jours de transmigration, lorsque, au bout du vent de la nuit, luisent les grèves; et quand apparaît enfin la batture rousse au bas du cap Tourmente, — l’escale d’amour avant la grande terre des nids,– le triangle ailé se brise, les oies tombent, confuses, tapageuses, et s’abattent comme une blanche giboulée parmi l’aube d’avril.
C’est là qu’elles font leurs amours dans le balancement et le juste équilibre, la virevolte et l’épanouissement de toutes plumes, et dans tout ce qu’un cœur transporté peut donner de vif et de joyeux à des ailes avant les longs nids cloitrés dans les roseaux du Nord.
Cette noce débute avec le printemps de grève, avec cette grande purgation marine qui précède, au fleuve, la tiède montée du vert. Ce mouvement, cet amour, cette joie, cette vie ailée en perpétuel battement au-dessus de ce limon, cette espèce de vol incantatoire et fécondant sur la masse inerte des choses à surgir correspondent, vers le milieu de mai, à l’éclosion du printemps total.
Déjà mûres, ovifères, enivrées par cette liqueur où baigne toute chose autour d’elles, les oies attendent, maintenant, le départ. Elles écoutent la grande rumeur qui les pénètre; elles auscultent le son du vent, regardent rouler devant elles l’immense vague bleue qui porte sève, parfums, effluves; elles passent de longues heures sur les battures rocheuses des îles, déjà prêtes, déjà palpitantes, ouvrant leurs plumes, leurs ailes au flot de vie qui soulève leur chair. Enfin, l’heure venue, les volées se reforment. En longues bandes, au-dessus des îles, des champs, des grèves, au-dessus du jardin du printemps, elles se balancent comme une branche de pommier fleuri. Puis, un soir, sur le vent, le grand vent de la mer, le grand vent dans les bois, le vent profond de l’espace, elles disparaissent…
Cette fois, pour la dernière étape du voyage, la plus longue, la plus dure. Têtes du Nord, les oies reprennent le méridien de l’amour; et, sans fin, sous elles, le végétal, la profusion des eaux, les lacs innombrables entre les rivières branchues passent…
Altières, imperturbables, elles luttent contre elles-mêmes, contre les bourrasques qui sévissent encore, le ciseau de leur bec tenace dans le glacé de l’air; elles luttent contre la nuit, exaltées par les constellations qui volent au-dessus, charmées par le bruissement de l’espace dans la syrinx de leurs ailes. Elles luttent aveuglément contre tout, fortifiées par ce qu’elles portent : les coques fragiles, le précieux trésor de l’avenir, l’unique destin de la race au long cours.
Elles sont invincibles parce qu’elles aiment héroïquement ce nid familial, sis à l’extrémité du monde, quelque part entre trois quenouilles, dans la patrie de la toundra.
ADMIRABLES, admirables, intrépides et fidèles, que vous m’enseignez de choses !
Les photos une gracieuseté de Jean De Marre