Montréal

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DIXIÈME PARTIE

29-05-2022

DIXIÈME PARTIE

par Michel Frankland

« Nous descendîmes les steps. Même protégée du vent par le quai, la base des steps était balayée régulièrement par de petites vagues. Il déposa la tête de l’officier sur la base et me demanda de maintenir le corps en place dans l’escalier, les pieds en haut. Il se mit alors à déplacer prestement un amas de roches collées au quai. Je tenais le corps, les cheveux châtains de l’officier se répandaient en étoile, comme une anémone, puis se refermaient sur sa tête, au gré des vagues. Mon bras blessé, sous l’effort, commençait à élancer.

« A ma grande surprise, une ouverture dans le quai apparaissait à mesure que les roches étaient déplacées. Nous étions combien de pêcheurs à croire connaître le quai comme le fond de notre poche… Bientôt, le trou se révéla assez considérable pour y glisser le cadavre.

Je descendis lentement, une marche à la fois, en tenant les pieds, pendant que Ludger Marcoux introduisait le cadavre dans le trou par les bras d’abord.

« Je l’aidai à remettre les roches en place. Mes beaux souliers noirs tout neufs,  » pour le collège », que je n’avais pas pris garde d’enlever en venant au quai, convaincu que la pêche ne serait que symbolique, prenaient un bon coup de traitement salin. Qu’importe, on ne me chicanerait pas trop à la veille de mon départ pour » les études « . Mais ma blessure au bras exigerait une explication plus imaginative!

« Nous montâmes jusqu’au quai. Il me regarda. Je savais qu’il était convaincu que je ne soufflerais mot à personne de tout cela. Il sentait chez moi, malgré que mon visage exprimait sûrement le bouleversement causé par ces péripéties, l’amitié indéfectible et si pure de la préadolescence. Dans cette jeune cervelle de onze ans s’éveillait une vérité vieille comme le monde: la valeur des individus n’a rien à voir avec leur statut social et leur conformité aux stéréotypes des bien-pensants.

« Nous marchâmes ensemble jusqu’au début du quai, devant l’église. Il prenait à droite, vers l’hôtel, moi à gauche.

-« Bonne chance dans tes études. » – « Bonne chance à vous aussi. »

 

« Après un bref instant, je me retournai. Je n’avais pas fait trois pas, que j’entendis un bruit mat derrière moi. Ludger Marcoux gisait à terre, la main droite serrant sa poitrine. Je regardai en tout sens – un compagnon de l’officier était peut-être embusqué quelque part… Puis, en m’approchant, je compris l’évidence. En quelques pas, je cognais nerveusement au presbytère.

« Le bon curé Doucet ôta sa serviette de table autour de son cou, pendant que la bedote répétait, pâle:

 » Une crise cardiaque, une crise cardiaque… » Il était bientôt au chevet de Ludger Marcoux, qui parla au curé à l’oreille; celui-ci écoutait les dernières paroles du mourant.

« Dans un ultime effort, il tourna sa tête vers moi; je compris qu’il voulait me parler. Je m’approchai. Ses yeux semblaient rayonner d’une lumière étrange, que je n’ai jamais vue depuis. Il ramassa ses dernières énergies:

– « La p’tite fille à Raymond m’a embrassé! » Il eut un sursaut. Il était mort. »