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Nord Alexis et le procès de la Consolidation

16-09-2018

Nord Alexis et le procès de la Consolidation

Par Charles Dupuy

Né en 1818 au Cap-Henry, sous le règne de Christophe, fils d’un grand dignitaire du royaume d’Haïti, Nord Alexis fut inscrit comme page à la Cour du palais de Sans-Souci. Comme c’était là une pratique commode pour le roi qui plaçait ainsi sous sa protection ses enfants naturels, certains affirmeront que Nord Alexis n’était rien de moins que le fils de Henri Christophe. Une hypothèse qui n’est peut-être pas tout à fait farfelue après tout…

 

         Au moment où il s’impose comme président de la République, Nord Alexis avait participé à titre de général à presque toutes les guerres civiles qui tourmentaient la vie nationale à l’époque. Il avait acquis une solide réputation de fin stratège, et on le reconnaissait habituellement comme le meilleur chef de guerre haïtien.

 

 

         En plus des fonctions politiques et militaires qu’il exerçait, Nord Alexis était un grand propriétaire terrien et un riche homme d’affaires qui, au sommet de sa prospérité, s’était fait construire au Cap une résidence dont l’architecture s’inspirait des hôtels particuliers les plus cossus de la région parisienne. Nord Alexis était riche d’un capital énorme, d’un héritage qu’il s’était employé toute sa vie à faire fructifier et, dans sa conception des affaires politiques, les détournement de fonds publics, les gains illicites, le vol représentait le plus grand crime contre la nation.

 

 

         Il n’est donc pas étonnant que c’est la lutte à la corruption qui marquera la présidence de Nord Alexis. Après la découverte de ténébreuses irrégulalités dans les effets comptables du ministère des Finances par le commissaire Thimoclès Lafontant et les ahurissantes révélations produites par Alexandre Lillavois dans une série d’articles parue dans Le Nouvelliste, le gouvernement engagea immédiatement les procédures administratives afin d’établir les bilans vérifiés de la gestion économique de Simon-Sam, et ordonna une enquête sur les agissements douteux des hauts fonctionnaires lors de la consolidation de la dette flottante de 1897.

 

 

         Le ministre des Finances, Edmond de Lespinasse, jugé trop timoré dans la conduite de l’affaire pour avoir reconnu devant les parlementaires ne pas entrevoir l’intérêt et l’urgence d’accuser les responsables fautifs de spéculation et d’abus de privilège, fut immédiatement contraint par le président à remettre sa démission.

 

 

         Les rapports du cabinet d’instruction criminelle et de la commission spéciale d’enquête arriveront bien assez tôt d’ailleurs pour confirmer l’émission massive de bons frauduleux et divulguer les pratiques de malversation de l’ex-président Simon-Sam, de la haute administration de la Banque nationale d’Haïti, de certains anciens ministres, sénateurs, hauts fonctionnaires et aussi plusieurs grands commerçants étrangers. Les révélations accablantes et scandaleuses de l’affaites des bons consolidés suscitèrent l’indignation de la presse d’opinion, et le procès auquel il donna lieu restera le plus sensationnel dans les annales judiciaires haïtiennes.

 

 

         Le procès de la Consolidation souleva la curiosité et la colère du peuple de Port-au-Prince qui se rendit tellement nombreux aux audiences des assises criminelles, que la police et l’armée durent mobiliser d’énormes effectifs, prendre des mesures extraordinaires de sécurité afin d’assurer la protection des accusés. Pour la première fois, le grand public pouvait désigner du doigt les fraudeurs, les prébendiers, les administrateurs corrompus, les grands coupables de la faillite de la caisse de l’État dont le commissaire du gouvernement, maître Pacher Lespès, fustigeait les turpitudes avec une éloquence emphatique et des effets de style qui portaient à fond. Maître Lespès s’attaqua tout particulièrement à la Banque nationale qui, «depuis sa création, disait-il, pareille à la pieuvre, pompe notre sang, c’est-à-dire notre or avec ses tentacules, et n’aurait pas manqué de fournir des généraux à cette légion du vice et de la corruption [il pointe les consolidards] dont chaque être taré qui la compose pue le crime par tous les pores.»

 

 

         Immédiatement après l’arrestation des prévenus dans le courant du mois de juin 1903, les grandes puissances comme la France et l’Allemagne, envoyaient leurs bateaux de guerre rôder dans le golfe de la Gonâve pour intimider le gouvernement haïtien et obtenir la libération de leurs ressortissants inculpés dans cette grossière affaire de fraude financière. Selon le Quai d’Orsay par exemple, les employés français de la Banque nationale ne relevaient aucunement des lois haïtiennes et, par conséquent, n’avaient pas à rendre compte de leurs actes malhonnêtes au gouvernement de Port-au-Prince. Malgré ces rodomontades, Nord Alexis garda sa rigueur intransigeante et alla jusqu’au bout de ce procès qu’il voulait pédagogique contre les dilapidateurs des deniers nationaux.

 

 

         Le 25 décembre 1904 enfin, au terme d’un procès retentissant, le jury condamnait plusieurs anciens ministres et les directeurs français de la Banque nationale aux travaux forcés pour faux, usage de faux, vol et recel. Dans une lettre envoyée à son secrétaire d’État, le ministre américain Powell reconnaissait «qu’aucun reproche ne peut être fait au gouvernement quant à la conduite du procès. Le procès était absolument équitable et impartial». Une opinion largement partagée d’ailleurs par les journalistes étrangers, les représentants de la Cour d’appel de Paris et par tous les diplomates accrédités en Haïti.

 

 

         Parmi les plus célèbres consolidards se trouvaient le directeur de la Banque nationale d’Haïti, le citoyen français Joseph de la Myre-Mory ainsi que les employés Georges Ohlrich, Rodolphe Tippenhauer, Poute de Puybaudet et Anton Jaegerhuber, les membres de la famille de l’ex-président Tirésias Simon-Sam, sa femme Constance, (une nièce du président Salomon) leurs fils Lycurgue et Démosthène, que l’opinion accusait, à tort ou à raison, d’avoir détourné 12 millions et demi de francs-or, enfin les sénateurs et anciens hauts fonctionnaires Frédéric Bernardin, Gédéus Gédéon, Edmond Défly, Pourcely Faine, Admète Malebranche, Fénelon Laraque, Hérard Roy (acquitté) Saint-Fort Colin, François Luxembourg-Cauvin, Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste et Vilbrun Guillaume-Sam.

 

 

         La classe politique haïtienne et les grands financiers étrangers ne pardonneront pas à Nord Alexis la ténacité et le courage qu’il a démontrés durant l’affaire de la consolidation. Ils ne lui feront jamais grâce d’avoir fait garrotter les pillards des fonds publics avant de les déférer devant le tribunal correctionnel pour subir leur procès.

 

 

         Le civisme intraitable de Nord Alexis, son sens implacable de la justice et de l’honneur, lui vaudra le tir groupé des avocats de la défense des consolidards, des politiciens condamnés et de certains intellectuels acrimonieux qui traceront un portrait assez peu flatteur du premier président haïtien ayant eu l’audace de rompre avec la tradition de complaisance à l’endroit des fonctionnaires corrompus. Ils se vengeront très férocement contre celui qui tentait d’imposer un nouveau contrat moral dans l’administration des affaires, en le décrivant comme une bête fauve, un animal sauvage, un fossile dégénéré, un militaire consumé par l’ambition et l’orgueil, un dictateur ignorant, une brute sans âme. Pourtant, le président Nord Alexis réagisait simplement en homme de qualité et à la probité irréprochable qui n’attendait pas moins des grands responsables publics.

 

 

Épilogue: Nord Alexis accordera sa grâce aux condamnés étrangers qui purent retourner librement dans leur pays  Après la chute de son gouvernement, les condamnés en fuite rentrèrent de leur exil sans être inquiétés par la justice. Bien au contraire, les plus effrontés allègueront avoir été les malheureuses et innocentes victimes d’une honteuse cabale judiciaire et réclameront rien de moins que l’annulation du procès de la Consolidation. En tout état de cause, presque tous les «consolidards» réintégreront la vie publique sans crainte de suite fâcheuse. Notons enfin qu’entre 1911 et 1915, trois «consolidards», Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste et Vilbrun Guillaume-Sam accéderont à la première magistrature de l’État. Nord Alexis est mort à Kingston le 1er mai 1910. Ses funérailles furent chantées à Port-au-Prince. Son successeur, Antoine Simon, avait toutefois interdit que furent prononcés des éloges funèbres pour la circonstance. C.D.   [email protected] 

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