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Haïti : La Crise Politique en Perspective

12-11-2014

                                                                        Haïti : La Crise Politique en Perspective

                 par Castro Desroches              

« Aucun tyran ne modifie spontanément sa manière d’être même après de sérieux revers(…). Penser différemment lui est rigoureusement impossible, et il est insensible à tout argument autre que la force. Mis en difficulté, un despote recule mais ne change pas. Aussi, toute négociation est-elle inutile, elle n’aboutit au mieux qu’à de pseudo-accords, non respectés. » Maurice Berger, La Folie Cachée des Hommes de Pouvoir.

 

     « Il n’a jamais été question d’organiser d’élections. » Ainsi parlait Baby Doc, le président à vie d’Haïti, quelques jours avant sa fuite inopinée vers l’Afrance. Un quart de siècle après l’effondrement de la dictature héréditaire, le pays est confronté aujourd’hui au régime néo-duvaliériste de Michel Martelly qui manifeste, à sa manière, les mêmes reflexes répressifs, jouissifs et kleptocrates. Ayant bénéficié d’une situation financière exceptionnelle (une caisse publique remplie de pétrodollars vénézuéliens), le régime « kale tet » s’est engagé dans un vaste programme de dépenses clientélistes et cosmétiques, au détriment d’un réel projet de production nationale et d’éducation digne de ce nom. À notre grande satisfaction, le programme d’éducation « gratuite » du gouverne/ment avale du terrain à un rythme époustouflant. Il avait atteint la semaine dernière, au cours de l’entrevue du chanteur/président à TV5, la bagatelle de 1.700.000 enfants. Au moment où nous écrivons ces lignes, le chiffre pourrait avoir déjà franchi le cap de 2.000.000 (l’objectif étant de dépasser la population totale d’Haïti avant la fin du « premier » mandat de Martelly). Pour la première fois dans les annales de l’humanité, en l’an de grâce 2016, on sera en présence d’un pays alpha/bétisé à plus de 200%.
     Pendant plus de quarante mois de gabegie administrative, le président d’opérette a accompli le tour de force d’organiser six carnavals et pas une seule petite joute électorale. En vue de garantir la suprématie du cartel rose et blanc, il a remplacé les élus locaux par des mignons triés sur le volet. Déjà amputée de dix membres, la Chambre s’apprête à devenir complètement dysfonctionnelle à partir du mois de janvier. Michel Martelly est resté fidèle au sobriquet de Ti Simone qu’il partage avec une reine de carnaval qui enflammait les foules avec ses déhanchements pendant la période explosive du régime de Papa Doc. Il a réinventé la signification de l’expression « musicien de palais » et a donné toute la mesure de son talent d’amuseur public. En dehors de cela, la montagne a accouché d’une…pintade. Le moment est donc venu de lui répéter les questions pertinentes de la journaliste de Radio Canada, Paule Robitaille, le 9 août 2011: « Qu’est-ce qui fait de vous un Président ? Qu’est-ce qui fait de vous un homme d’État ? »
     Je vous épargnerai, bien sûr, la partie la plus lumineuse de sa réponse, ce jour-là : « J’ai fait de l’éducation un de mes cheval de bataille. » Et, oui, charité bien ordonnée commence par les autres…
     Homme d’État ? En réalité, Michel Martelly est tout à la fois : roi de carnaval, ministre des affaires étranges, collecteur de per diem, brasseur d’affaires, ministre de la culture…des bananes, patron des politiciens patatistes, protecteur du sport national, distributeur de maillots argentins et brésiliens, bienfaiteur des directeurs d’écoles buissonnières et des vendeurs de motos, chef suprême de la voirie, boss/peintre des bidonvilles, grand électrificateur, fabulateur, poseur de premières pierres, fabricateur de tôles rouges, spécialiste en Photoshop et en statistiques élastiques, maire de province, pair des bandits légaux et pintade voyageuse.
     Signe des temps, à deux reprises, la semaine dernière, le journal Le Nouvelliste s’est questionné sur le bien-fondé des multiples périples de Martelly à l’étranger. Des voyages inopportuns qui coûtent une petite fortune en pétrodollars vénézuéliens. Dans les colonnes d’Haïti Liberté, le diagnostic du Dr Fanfan Latour est catégorique : il s’agit d’un besoin pathologique de con/sécration internationale, dû à un cas aigu de complexe d’infériorité. En effet, il y a quelques mois, on a bien vu l’arrogant petit dictateur se comporter comme un laquais en présence de Barack Obama. Chose impensable, j’ai eu honte…pour lui. On aura beau détester les satrapes, on ne peut s’empêcher de leur souhaiter du bien lorsqu’il s’agit de préserver la dignité nationale.
     Si les Martelly voyageaient en première classe sur les bois de balai de Sophia, on ne se ferait pas autant de soucis. Godson Aurélus, directeur de la Police Nationale, ferait également bonne figure sur un tapis volant rose, réservé aux animaux domestiques. Ce serait une façon originale d’aller célébrer la « fête des morts » à l’étranger. Après la kermesse de profanation au Pont Rouge, ils auraient pu s’offrir un bal masqué de guédés au Fort de Joux avec l’animation du maestro Ti Micky.
     « Lors de son voyage en Europe du lundi 27 octobre au dimanche 2 novembre 2014, Martelly était accompagné d’une quarantaine de personnes, fonctionnaires et amis personnels, et même de son épouse, Sophia Saint-Rémy », écrit AlterPresse. Un pays aussi pauvre qu’Haïti peut-il se payer le luxe de ces voyages répétés et ces délégations pléthoriques ? Ne devrait-on pas penser à dépenser un peu moins ? Quelle est donc la différence entre Michèle Bennett et Michel Martelly en termes de gaspillage et de pillage des ressources de l’État? Dans les deux cas (c’est bien le cas de le répéter, pardon my French), on s’y retrouve jusqu’au cou à 200%. Imelda Marcos adorait les chaussures, Michèle Bennett avait un faible pour les fourrures et les bijoux, Micky aime le crack et les excursions en groupe dans sa ligne aérienne Air Pintade. À chacun ses goûts et ses caprices. Le problème, c’est que ça coûte très cher au trésor public.
     C’est devenu un secret de Polichinelle. Michel Martelly accumule, également, du fric sous forme de per diem. $ 20.000 par jour ? Cela rapporte un cool million en 50 jours de séjour à l’étranger. Situation pas mal du tout pour un musicien aux abois qui venait de faire faillite en Floride. Mais, un jour viendra où on fera les comptes. On se rendra compte de l’énormité de la supercherie. Les nouveaux comptables des deniers publics s’arracheront les cheveux. Martelly sera loin, très loin en train de savourer les fruits de ses rapines. Existe-t-il un traité d’extradition entre Haïti et Boca Raton ?
     En attendant le jour J des jérémiades tardives, la pintade rose voltige de tige en tige. De sablier en sablier, elle accumule les feuilles vertes dans son nid. Elle évite comme l’Ebola l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Pour un peu, on serait tenté de faire d’une pierre deux coups en lui criant : « Autant ! Suspends ton vol ! » Mais, ce serait peine perdue.
     Ce serait un moindre mal si, au contact constant avec les dignitaires étrangers, M. Martelly apprenait finalement à se comporter avec un peu de retenue sur l’échiquier national. Ce serait de l’argent bien investi pour sauvegarder le peu de prestige qui nous reste. Je ne parle pas, évidemment, de la bière nationale Prestige. Ça, on en a, heureusement, en quantité honorable.
     Mais, le « pauvre » mec est imperméable au bon sens et à la décence. À l’en croire, il va « vendre » Haïti à l’étranger. Une Haïti qui est devenue sous son gouverne/ment l’une des destinations les plus sûres de la Caraïbe. Plus sûre, en tout cas, que l’Irak et l’Afghanistan. Pourtant, les preneurs et les entrepreneurs ne se bousculent pas à la porte, pour « acheter » et prendre possession d’un pays qui s’apprête à basculer dans le tumulte à cause d’une carence de culture démocratique et de l’absence de mémoire dans la « tet kale ».
     Les chefs d’État européens sont très curieux. Comme on va à un spectacle de Cirque du Soleil, ils aiment recevoir de temps en temps, pour se détendre, les dirigeants iconoclastes des républiques bananières. Ils écoutent avec attendrissement les énormités de notre Micky national au sujet de ses sujets: « Ils ne se contentent pas de m’écouter ; ils font ce que je dis. Je dis : à droite, ils vont à droite. » Hum, si François Hollande pouvait en faire autant avec ses Français, il deviendrait un Roi-Soleil. Il pourrait, lui aussi, embastiller les éléments récalcitrants.
     La situation de crise électorale qui prévaut actuellement en Haïti n’est pas le fruit du hasard. Pour bien la mettre en perspective, il faudrait peut-être remonter à l’année 1997, au cours de laquelle l’homme-orchestre Sweet Micky a accordé une entrevue à la journaliste Elise Ackerman du Miami NewTimes (His music rules, 29/5/97). Par souci d’authenticité, permettez-moi de copier-coller, un passage révélateur dans sa langue originelle, le frenglish: « First thing, after I establish my power, which would be very strong and necessary, I would close that congress thing. La chambre des députés. Le sénat. » He claps his hands. « Out of my way. » For the first year he would outlaw all strikes and demonstrations.
     Je ne suis pas très « maton » dans la langue de Sarah Palin, mais je pourrais traduire littéralement ce passage, déjà boiteux au départ, en ces termes: « La première chose que je ferais après avoir établi mon pouvoir qui serait très fort et nécessaire, ce serait de fermer cette affaire de Parlement ». Il se claque les mains. « Hors de mon chemin ». Pendant la première année, il interdirait les grèves et les manifestations. »
Je vous épargnerai, bien sûr, un autre passage de ce même article, où Sophia Martelly déclare que le peuple haïtien réclame le retour de Baby Doc (« Everyone is asking for Duvalier »). C’était en 1997…
        Qui l’eût cru ? Ce que l’on considérait alors comme les phantasmes d’un petit fasciste imbibé de crack, ce que l’on considérait alors comme les déclarations chimériques d’un couple de nostalgiques de la dictature, est devenue la triste réalité. Duvalier est bel et bien revenu et a failli même avoir des obsèques nationales. Contrarié dans ses plans de funérailles officielles par une campagne médiatique tous azimuts, Martelly s’est vengé le 17 octobre en avilissant la mémoire de Dessalines.
     Martelly n’est certes pas parvenu à « fermer » le Parlement. Il a affermé la Chambre basse. La tentative d’emprisonnement du député Arnel Bélizaire, en octobre 2011, s’étant soldée par un échec, il a dû changer son fusil d’épaule. Il a acheté, argent comptant, des parlementaires trop contents de se vendre au plus offrant. Il a obtenu ainsi, avec l’argent liquide et des moyens plus « potables », ce dont il parlait en 1997 : le musèlement du Parlement. Après maintes manoeuvres de marronnage, on attend encore les élections législatives.
     Le tigre peut-il devenir végétarien ? On ne peut pas, raisonnablement, demander à M. Martelly de respecter les principes démocratiques, lorsqu’on connaît son passé sulfureux de putschiste en chaleur. Ce n’est pas par hasard qu’il partageait son nom de scène de Sweet Micky avec le boucher de Port-au-Prince, le colonel Joseph Michel…François. Militaire raté, Michel Martelly est quand même passé à la bonne école. Selon le reportage du magazine Jeune Afrique, il a été « membre des milices de Duvalier durant sa jeunesse. »1

     D’ailleurs, si on veut se faire une idée sur le type d’élections que l’on aurait avec Micky, on n’a qu’à se référer à l’exclusion des groupes musicaux contestataires dans ses six carnavals. En ce sens, Martelly a réussi là où les militaires putschistes avaient échoué au début des années 90. En matière de démocratie, le régime en place est tout à fait « à l’oral » et n’aime pas se l’entendre répéter sur la place publique. Richard Morse, chanteur-vedette du groupe RAM et cousin du chef suprême a été lui-même boycotté. En septembre dernier, le régime de Port-au-Prince a même tenté d’empêcher au groupe Brother Posse de participer au carnaval de…Brooklyn, New York. Martelly a les bras longs. En deux occasions, il a essayé personnellement d’influencer les élections à Miami et aux Bahamas. Pourtant, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour reléguer les élections haïtiennes aux calendes grecques. Pour diriger le Conseil Électoral Provisoire, il choisit délibérément des individus louches et inacceptables : un ancien ministre accusé de viol (promu par la suite diplomate auprès de l’Union Européenne), un ancien porte-parole des militaires putschistes, un avocat de Baby Doc, et cetera et rats. À cela, il faut ajouter les éléments subalternes qui appartiennent également à la racaille duvaliériste. Décidément, avec Martelly, nous sommes pris dans trois rois ! Comme le constatait le bon vieux Karl, après la tragédie, c’est maintenant la farce. La farce de « Sweet Mimi »…
       Les élections sont des affaires trop sérieuses pour être confiées à des raquetteurs. C’est la conclusion irréversible vers laquelle s’avance l’opposition démocratique qualifiée de « radicale » par les supporters déguisés du régime carnavalesque. Des milliers de manifestants ont commencé à gagner régulièrement les rues en vue de réclamer le départ du gouvernement corrompu de Martelly. Dénoncé par la clameur populaire comme l’homme des basses oeuvres du régime en place, Godson Aurélus, dispose d’un arsenal bien garni de gaz lacrymogènes, de canons à eau et de coco macaques dont il fait un usage déréglé. Une vingtaine de manifestants ont été même arrêtés dans le but évident de mater le mouvement de contestation. Après plus de trois ans de malversations et de tergiversations, il serait suicidaire de laisser à la clique au pouvoir l’opportunité d’organiser des élections frauduleuses en faveur de celui que la presse contestataire se plaît à appeler le Premier ministre le plus corrompu depuis la création de ce poste en Haïti.