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L’éducation et la religion sont-elles…(1)

10-04-2014

L’éducation et la religion sont-elles les causes primordiales de l’échec socioculturel haïtien ?  (I)

Teddy Thomas


Ce titre s’inspire d’une réflexion affichée sur un réseau Internet par un usager, qui souvent suscite des débats par ses interrogations sur la société haïtienne. Bien que cet intéressant internaute  lance d’habitude son sujet par le biais d’une question, il a, cette fois, formulé son opinion personnelle, puis invité les interlocuteurs à partager leurs idées. Il a aussi précisé qu’il voulait parler de l’éducation basée sur le français et des religions chrétiennes. Les commentaires ci-dessous pouvant difficilement tenir dans l’espace réservé aux réponses sur le même réseau, j’y ferai référence par un lien vers le présent texte.

 

La religion est un sujet sur lequel on peut débattre indéfiniment sans jamais se mettre d’accord, puisqu’il s’agit d’un choix, presque toujours guidé : ou bien on est croyant, ou bien on ne l’est pas. À mon avis, la religion peut à la fois servir et desservir. Rappelons qu’elle est le plus souvent, comme l’armée et la police, un instrument au service d’un certain ordre social. Son rôle est, en ce sens, de maintenir la majorité des citoyens dans une ligne de pensée et de comportement voulue par ceux qui exercent le contrôle sur un pays ou une société. Presque chaque fois que les puissances occidentales ont voulu conquérir des terres et soumettre d’autres peuples, leurs armées étaient précédées, accompagnées ou suivies de près par leurs missionnaires et leurs éducateurs. Même sans influence étrangère, les classes dominantes nationales ont un intérêt primordial à convaincre leurs victimes que leur sort découle d’une volonté divine toute puissante, qui ne manquera pas de les récompenser dans une vie ultérieure s’ils acceptent en priant la suprématie de leurs dirigeants.

 

Toutefois, la religion peut aussi être vue comme une réponse à un besoin de l’être humain d’éprouver son rapport avec les forces spirituelles qu’il ne peut percevoir à travers ses sens et de se sentir en contact avec elles. Par le conditionnement psychologique qui en résulte, la religion peut procurer aux croyants en difficulté une force qu’ils n’auraient pas pu trouver autrement. C’est bien, par exemple, le vodou qui, du Bois Caïman à Vertières, a accompagné nos ancêtres jusqu’à la victoire. Comment expliquer autrement la détermination indomptable de nos combattants en face des armes plus puissantes de Napoléon ? Comment expliquer qu’un Capois La Mort, tombé de sa monture atteinte par le feu ennemi, ait pu se relever en criant « en avant » ? Si l’on met de côté la version épique de l’histoire enseignée aux écoliers, une interprétation plus prosaïque peut être que notre fier général, se pensant protégé par un « pwen pa pran », devait avoir en lui-même une confiance peu commune fondée sur la conviction que sa personne était invulnérable. On dit aussi que Dessalines consultait son houngan avant de livrer bataille. Ce sont là des exemples où la croyance en des forces supérieures, voire surnaturelles, qu’elle soit inspirée du vodou, du catholicisme, du shintoïsme, etc., peut presque littéralement faire soulever des montagnes. Je ne vois donc pas pourquoi chez nous, la religion devrait forcément entraîner un échec, dans la mesure où il n’en est pas fait un

instrument d’asservissement des masses. Comme je l’ai maintes fois dit au sujet de l’armée, cet instrument n’est ni bon ni mauvais, de manière inhérente, car tout dépend de l’usage qu’on en fait.

 

 

En ce qui concerne les deux langues officielles du pays, le créole et le français, on peut prétendre qu’il existe entre elles une égalité de principe. Il est toutefois évident que le créole, parlé par la totalité des Haïtiens et écrit de façon à peine standardisée par un faible pourcentage de la population, n’a pas encore atteint une égalité fonctionnelle par rapport au français. Il est depuis quelque temps question de réaliser l’équilibre entre ces langues, et des opinions extrêmes se sont exprimées pour l’abolition pure et simple du français en Haïti. Il est pourtant assez surprenant de lire des articles paradoxalement écrits en français par des auteurs qui plaident contre l’usage du français. Incohérence ou hypocrisie ? On peut au moins se demander quels sont leurs motifs, conscients ou inconscients. Pour vraiment fonctionner à égalité avec le français, le créole a besoin d’une systématique mise à niveau. En plus des projets de traduction entamés par les instances gouvernementales et quelques organismes privés, il reste encore une tâche logistique immense à accomplir, qui demandera des financements substantiels et plusieurs années de travail, et cela dans différents domaines.

 

Le français, comme on sait, a été pendant longtemps l’apanage d’une certaine élite, après avoir été la langue du colonisateur. Si on se rappelle que notre coin de terre a été successivement convoité par l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis, nous pouvons inférer que si ces forces impérialistes avaient réussi à s’imposer comme principales puissances coloniales, elles auraient laissé leur langue en Haïti, comme l’a fait la France. C’est ainsi que l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’allemand, l’italien, et d’autres langues encore ont survécu comme langues coloniales dans plusieurs pays non seulement de notre région caraïbéenne, mais d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Si donc le français, considéré seulement en lui-même, avait été la cause de l’échec socioculturel chez nous, il en aurait été de même dans de nombreux autres pays francophones. Il faut aussi nous rappeler que notre Acte d’Indépendance, document fondateur de notre pays, a été tout d’abord rédigé en langue française. Il ne sert donc à rien de renier cette partie de notre identité. Historiquement, le français est aussi notre langue, tout autant que l’anglais est celle des Américains et l’espagnol, celle des Cubains. On ne saurait aujourd’hui s’opposer à l’usage de l’espagnol et du portugais en Amérique latine pour la simple raison que les descendants des Aztèques, des Incas et d’autres peuples indiens possèdent une langue vernaculaire. Les effets pervers de l’héritage colonial en Haïti sont à chercher ailleurs.

Suite la semaine prochaine

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